Aux Limites de la Mémoire

Aux limites de la mémoire

  • L’événement et l’histoire par Roland Paret

Quelqu’un a déjà parlé de la pudeur de l’histoire. Un autre, mais c’est le même, Borges, de sa discrétion. La pudeur et la discrétion qualifient un événement imperceptible, en apparence futile, mais capital pour l’histoire de la pensée. Ainsi est-il de ce moment où Eschyle introduisit un deuxième acteur au théâtre. Ou de ce moment, plus discret encore, où Augustin surprit Ambroise, évêque de Milan, lisant sans parler, sans bouger les lèvres. Borges signale que le premier fait marque la véritable naissance du théâtre : « Avec le second acteur apparurent le dialogue et les possibilités infinies de réaction des personnages les uns sur les autres. » Il eût pu ajouter que le dialogue, c’est-à-dire l’introduction d’un second locuteur que, quelque cent ans plus tard, Platon allait utiliser, fondait son argumentaire et la philosophie. Le deuxième fait débarrasse la lecture de la chape du verbe : le livre n’est plus seulement un support de la parole, il existe désormais pour lui-même et en lui-même ; la lecture n’est plus collective, elle devient individuelle ; elle permet un contact personnel entre l’auteur et le lecteur. L’imagination est délivrée. Le texte n’est plus seulement le lieu de passage de la parole à destination de sa réalisation, il devient autonome, il devient livre, ce lieu où est destiné à aboutir tout ce qui existe dans le monde.

Les photos que le CIDIHCA présente aujourd’hui, inédites, cruelles, montrent le départ pour l’exil de Daniel Fignolé. Ces photos ont saisi un moment historique blafard : comme il y le courage de trois heures de l’après-midi, porté par le bruit des fanfares, des canons et des renâclements des chevaux et en présence de toute une armée, il y a l’événement historique de trois heures de l’après-midi, en présence de tout un peuple et même, en  nos temps de communication instantanée, de plusieurs peuples : le départ des Duvalier, le départ de Cédras et de ses acolytes, l’éclatement de l’Union Soviétique, la chute du mur de Berlin. Il y a aussi le courage de trois heures du matin, où un travail doit être fait, un travail tatillon, gris, saumâtre, sans éclats, dont dépend le sort d’une communauté, un acte tout aussi héroïque que l’autre ; mais il n’y a personne qui contemple le héros et constate combien il est grand, sublime.

Il y a, de la même manière, les événements historiques de trois heures du matin, qui se passent loin des foules et des caméras ; ce sont des événements historiques presque furtifs. Personne, sur le coup, ne voit combien, comment, cet événement, pudique, discret, va décider du sort d’un peuple ; il serait resté inconnu, il serait resté littéraire, un songe pâle, si un photographe n’avait « immortalisé » la scène.

Voilà un président qui, une fois de plus, mais ce n’est pas la dernière, se fait bousculer et est forcé de partir en exil par la soldatesque armée. Culbuté par les prétoriens, ce qui était fort discourtois, mais on sait que les militaires sont incivils, le président Fignolé se vit signifier sa chute en des termes célèbres tirés de la vaste culture gallinacée et scatologique des militaires. « Ti-Kok… » Madame Fignolé n’était pas au Palais ; une voiture vint la quérir chez elle « de la part de Son Excellence… » prétendit le cloporte qui servait de chauffeur, et elle quitta la maison avec seulement un sac à main…

Il y a quelque chose de pathétique dans le spectacle de ce président de la république trimballé en tapinois et en canot pour gagner les rives du Môle Saint Nicolas ; là, un avion de la COHATA l’a mené à Miami. Le président Fignolé ne le savait pas : il ne devait revenir en Haïti que pour mourir, en mille neuf cent quatre vingt-six.

Ce départ était, en apparence, un fait insignifiant, ridicule ; l’exil en catimini d’un chef d’État d’une petite république de banane, son éloignement organisé à la sauvette, c’était un exil de plus, un départ forcé de plus : cela ne devait pas tirer à conséquence…

Un fait insignifiant, mais à la manière de la goutte d’eau qui reflète l’univers ambiant : L’exil de Fignolé fut la cause de la révolte du Bel-Air. Le massacre des quartiers populaires, organisé par les militaires, fit des centaines de morts. Il cassa net la pugnacité des petites gens et prépara le chemin à Duvalier qui pendant trente ans ne rencontra qu’une faible résistance collective des petites gens. Voilà ce qu’ont fait les militaires…

Pendant des décennies, les militaires détournèrent – ils détournent ? ils voudraient reprendre leurs habitudes et continuer à détourner ? – l’histoire à leur profit. Sans pudeur ni discrétion culture et société/18-04-06 et, publié antérieurement

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